Il faut plus de trois heures à cheval pour pouvoir rejoindre le sud de la chaîne des Aurores, et espérer tomber sur les terres glacées non recouvertes de neige où se trouvent une grande partie des mines. Elle a prévenu Kendall la veille déjà, il s'occupe de la forge sans toucher à ce qu'elle est en train de créer elle-même, et a demandé à Primrose si elle voulait bien lui prêter Igno le temps que son propre yearling soit en mesure d'être monté. Romael lui a promis que d'ici une semaine et demi, elle pourrait enfin le monter et envisager de le lui acheter concrètement. Pour le moment, c'est le bon vieux Igno qui fait office de monture, mais elle l'épargne aujourd'hui des dizaines de kilos de marchandises qu'il parvient d'ordinaire à supporter.
Aujourd'hui, Auxane fait le voyage plus légèrement : sa tenue, un pantalon de cuir brossé qui recouvre des collants chauds, des bottes de cuir noir qui remontent jusque sous les genoux, un pull épais et noir surmonté d'une veste en laine brute et épaisse. Elle ressemble à une bergère, comme ça. Mais pas de sac, pas de charrette pleine de métaux à tirer derrière Igno : elle n'a pour tout bagage qu'une sacoche d'apothicaire qu'elle tient de son père, et le bout de laisse d'Hako qu'elle tient en plus des rênes, tandis que le jeune loup repose paisiblement sur la selle devant elle. Depuis qu'elle l'a, un petit mois au plus, jamais Hako n'a cherché à la fuir, à retourner à l'état sauvage, ni même de la mordre (elle comme Elina ou Primrose). Hako ne semble même pas regretter sa vie à l'état sauvage, et Valaar lui dit souvent que c'est sûrement parce qu'il n'a quasiment pas eu l'occasion d'en profiter. Il ne sait peut-être même pas le goût qu'à la vie sauvage. Parfois, elle s'en veut de le garder ainsi pour elle, et envisage sérieusement de le relâcher une fois qu'il aura atteint l'âge adulte. Mais ses congénères sentiront sur lui l'odeur de l'homme, et elle ne lui donne pas plus d'une semaine de survie. La vie du jeune loup avait son prix : sa liberté.

Une ombre plane au dessus de l'étalon noir, le faisant renâcler et ralentir l'allure, jusqu'à ce que l'ombre disparaisse. Il n'a jamais vraiment craint la présence de Valaar, sauf au début. Mais le dragon est d'apparence si paisible, parfois immobile pendant de longues heures, qu'Igno n'a pu que s'habituer à sa présence. L'étalon reprend le trot léger qu'il avait adopté depuis qu'ils ont quitté la ville, et Auxane met sa main en casquette pour protéger ses iris clairs du soleil. Pour une fois, la neige ne leur fait pas l'honneur de sa présence, mais Valaar a daigné voler dans le coin. Elle aime à croire qu'il redoute le pire lorsqu'elle s'aventure seule aussi loin de la ville. Les bipèdes sont faits pour vivre dans les villes, pas survivre dans les terres sauvages ; ce n'est d'ailleurs pas pour rien que les sept huitième de la population mondiale a été décimée par l'ère glaciaire en moins d'un siècle. Sauf qu'Auxane a ce quelque chose de différent qui la rend plus sauvage qu'Hako.

L'immense dragon à la cuirasse irisée ne se pose que lorsqu'Auxane descend d'Igno en se frottant les fesses (de façon très féminine, cela va sans dire), et attache l'étalon près de la rive du Shalok. Elle n'a pas pris le filtre en maille de son père, mais lorsque le torrent est calme, les rives boueuses regorgent de petits trésors. Si elle pouvait revenir ne serait-ce qu'avec quelques pépites d'or, elle serait ravie. L'armure qu'elle est en train de confectionner a trois emplacements, de la taille d'un oeil, qu'elle espère combler par le sceau de la forge avec de l'or.
C'est la première fois qu'elle conçoit à retirer la laisse d'Hako. Elle lui laisse ce harnais rouge, confectionné par sa main et avec l'aide de Primrose, future tisseuse ou tanneuse que guérisseuse, à en croire sa mère, et enroule la laisse rouge pour la poser sur la selle d'Igno.

« Tu reste par ici, hein ? »
*Tu penses vraiment qu'il va t'écouter ?*
*Au pire, je compte sur toi pour me le ramener, non ?*
*Je suis pas une nourrice de loups, tu te débrouilleras*

Auxane soupire et sourit en même temps. Elle n'a pas de doute quant au fait que Valaar a une conscience particulièrement aiguisée de la valeur des choses pour un humain. Auxane est sans doute moins matérialiste que d'autres, mais elle tient plus que tout aux rares biens qu'elle possède véritablement. Sa famille, sa maison, son métier et Hako. Après un bref regard à Hako qui renifle à peu près tout ce qu'il peut trouver (même la carcasse sans vie d'un oiseau visiblement fraîchement tombé), Auxane s'attache les cheveux et s'approche de la rive après une écorce creuse qu'elle vient de trouver, et racle le fond de la rive pour y récupérer la vase, qu'elle sort de l'eau et qu'elle fouille. Un ver, une plante grimpante d'eau, de la boue. Rien. Elle renouvelle l'expérience plusieurs fois, et relève enfin le nez.
« Hako ? » Elle rince grossièrement ses mains dans l'eau du torrent, pose son écorce sur la terre ferme, et se relève. « HAKO ? »
Merde, pas ça. Elle ne voit même pas le rouge vif de son harnais fureter à travers la maigre forêt d'arbres morts. Elle renouvelle son appel trois fois, quatre fois, élevant la voix jusqu'à s'époumoner à la dernière et partir dans une quinte de toux terrible.

Ce n'est pas seulement sur Hako qu'elle tombe. Du moins a-t'il trouvé une bonne compagnie.